jeudi 3 mai 2012

Ludivine en Equateur

L’Equateur, c'est à l'autre bout du monde. Jamais j'aurais cru fouler une terre aussi lointaine. Et pourtant en cet été 2009, je me promenais tranquillement dans les rues de Quito, certaine d'avoir emprunté dans le labyrinthe de la vie, un chemin de traverse. Rien ici m'était familier. Je me trouvais étourdie par la diversité et l'intensité des identités culturelles andines. Les rues de Quito ressemblaient à un ballet de chapeaux, jupes colorées, et étoffes marquant l'appartenance à une culture, une histoire héroïque, un ensemble de coutumes et valeurs. Ici, tout avait un sens. Le principe de l'homogénéisation culturelle, stigmate d'une mondialisation asymétrique et violente, était si naturellement bafoué par les habitants de cette ville friande de passés mais bien ancrée dans le présent.Quito m'enveloppait d'une douce sérénité. J'étais enfin à l'autre bout du monde. Loin, très loin du Liban.




Je faisais pour la première fois l'expérience du dépaysement. J’étais à mille lieues des sombres rues de Beyrouth, défigurées par les portraits politiques de propagande et affiches publicitaires vantant les mérites de telle clinique de chirurgie plastique. Je me sentais enfin légère, débarrassée de mes racines, du poids d'un héritage lourd de blessures historiques et personnelles. Il faut dire que mon étourdissement était facilité par la rareté de l'oxygène à cette altitude,si peu propice à l'édification d'une des plus riches civilisations du monde. La tentation était grande. Quitter le Liban, ses querelles claniques, sa bourgeoisie aveuglée par la surconsommation, ses hordes de faux-culs, ses marchands de sommeil et d'armes, ses prêtres véreux et sa passion pour l'auto-destruction. En me promenant dans les rues de Quito, j'étais ainsi convaincue que mon pays avait perdu son âme. Sous les cheveux peroxydés de ses femmes, au rythme des talons à la dernière mode occidentale, derrière les tchadors importés d'Iran, se bousculent ressentiments et traumatismes passés, une violence sourde, patriarcale, inégalitaire, raciste et xénophobe. Je ressentais une haine particulière pour les élites culturelles de mon pays, avides de vous citer Baudelaire et Proust, mais tragiquement incapable de reconnaître la violence de classe, et cette violence si particulière à leur petit clan, l'omniprésente et omnipotente violence symbolique. Je venais de réaliser à quel point mon pays m'horripilait. Et pour la première fois de ma vie, je ressentais une grande paix intérieure.

Je méditai ainsi sur mon identité en loques en contemplant l'imposante cathédrale jésuite de Quito. Les jésuites me poursuivent partout où je vais. Leur entreprise de domination des corps et des âmes ne connaît de frontières. Les ors de la cathédrale en sont le témoin. Des centaines d'indiens, dénués d'âmes, furent ainsi anéantis pendant des siècles, dans cet hommage clinquant au Divin. Car ce que toutes les églises du monde nous apprennent, c'est que Dieu aime l'or et le marbre mais n'aime pas les bruns.




Et puis soudain, je me figeai suante et tremblante face à un spectre, une apparition ressurgie des méandres de mon passé, Saint Charbel. Cette fois, c'était clair, j'avais pété les plombs. Saint charbel à Quito. Tout droit sorti de mon inconscient, figure mâle et austère, icône du maronitisme politique, Saint Charbel me fixait de son regard réprobateur. Mon cœur battait la chamade tandis ma raison vacillante tentait de reprendre contrôle de mon corps chétif truffé de cicatrices. "Tu ne peux pas échapper à ton passé. Tu peux fuir à l'autre bout du monde mais je serais toujours là, moi, Saint Charbel".

J'avais toujours ressenti une aversion particulière envers Saint Charbel. Glorifié par la communauté maronite, cet Hermite masochiste des montagnes libanaises, était le héro de ma famille. Autour d'un café, ma cousine racontait souvent sa rencontre miraculeuse avec le saint. Durant une banale appendicectomie, le villageois inculte lui serait apparu, muni d'instruments chirurgicaux, stérilisés par la grâce de Dieu. Mireille persistait en assurant à son auditoire crédule, qu'elle se vit aux pieds du monastère de Saint Charbel, entre les mains rugueuses de son chirurgien surnaturel. Je lui faisais alors remarquer: "Du point de vue de l'hygiène, il aurait certainement pu opter pour un lieu stérile, il aurait quand même pu faire un effort..." L'humour et l'ironie ne furent jamais le fort de Mireille, la pensée rationnelle non plus, d'ailleurs. "Mais Ludivine, c'est Saint Charbel".

Petite, je rêvais aussi de Saint Charbel. Il venait me pincer les orteils pour me punir de mes multiples transgressions au modèle de la petite fille obéissante, future mère au foyer soumise,  si cher à la culture orientale. Je me débarrassais enfin de lui vers l'âge de 10 ans quand Jesus et autres fantômes et licornes, m'apparurent enfin pour ce qu'ils sont, une mythologie désespérée et désespérante. Au fil du temps, et des nombreux pèlerinages imposés par ma famille, j'en vint à penser que Saint Charbel serait une icône identitaire maronite. Il représente en effet, le villageois viril et ascétique, méprisant les femmes, la ville et ses vices. Il serait l'incarnation de l'idéal maronite du Petit-Liban, de la montagne chrétienne et un poil druze, à jamais perdu de par l'urbanisation rampante depuis un demi-siècle et le partage forcé du pouvoir avec les communautés musulmanes.

Et à 23 ans, je me retrouvais à l'autre bout du monde, face à face avec Saint Charbel. Mon surmoi me jouait-il des tours? Serait-il le symptôme d'une profonde crise identitaire? Viendrait-il me punir d'avoir rejeté ma communauté? Ou serait-ce ma vie sexuelle dévergondée qui m'attirait ainsi les foudres du patriarcat libanais? Suis-je donc devenu folle? Je m'enfonçais lentement dans un tourbillon de questionnements tortueux et sueurs froides, quand le silence moite de la cathédrale fut soudainement percé par la voix mélodieuse de mon ami équatorien.
-Oh! C'est marqué que c'est un Saint Libanais, dit-il. Tu le connais?
-Oh! tu le vois aussi...tu le vois aussi?? tu le vois aussi... Euh oui bien sûr, évidemment, bien sûr tu le vois, euh oui oui.
Il me regarda un instant interloqué.
-Oui, je le connais. Intimement, même.





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