lundi 7 mai 2012

Mythique Castro


Michael est vite devenu l'une de mes personnes préférées. J'ai immédiatement ressenti un lien profond avec ce quinquagénaire américain quelque peu fantasque. C'était comme si Michael était mon jumeau spirituel. Il n'appartenait ni à ma culture, ni à ma génération. Son vécu était à mille lieues du mien et pourtant c'était évident. Le coup de foudre fut immédiat et incroyablement profond. Nous appartenions à la même famille de cœur, celle des êtres amochés par la vie. On se racontait alors nos vies. Nos parcours divergeaient dans l'espace et le temps mais se croisaient ce soir là dans un nuage de fumée, de rires, et de larmes. Mikey comme je me plais à le nommer, est à la fois vulnérable et puissant. J'adore ses grands gestes théâtraux, son intonation dramatique, son regard doux et tenace. J'avais envie de le prendre dans mes bras, je ressentais ces blessures. La symbiose était parfaite.

Mikey est né en 1960 dans le Minnesota, dans l'Amérique profonde, rurale et protestante. Il baignait dans la religion depuis son enfance. Son père était pasteur. Ça ne s'invente pas. Mais Mikey avait toujours été différent. Au lieu de jouer au ballon comme tous les petits garçons de son âge, il préférait aider sa mère à confectionner ses fameuses tartes aux pommes à la cannelle, et dessiner pendant des heures. Son sujet préféré était les femmes, avec leurs robes à volants, leurs talons vernis et lèvres rouges. Il était un petit garçon sensible  et se débattait avec l'idéal figé, et si violent, de la masculinité. A la puberté, le combat devint plus intense. Mikey sut très tôt qu'il était gay. Mais un jour, alors que son prof d'histoire se penchait vers lui, il ne put détourner son regard de ses lèvres pulpeuses. Mikey griffonna alors sur son cahier d'écolier, ce mot, une insulte, "Queer". Ce bout de papier ne le quittera plus jamais. Il l'emportera partout où il ira. Et à 16 ans, il ira à San Francisco.

Mikey me dit que son père l'avait su, que quelqu'un avait parlé, qu'il l'avait mis à la porte, que sa mère pleurait et qu'il voulait mourir. Mais c'était 1976, les échos de la love generation arrivaient jusqu'au Minnesota. Et un certain Harvey Milk regroupait autour de lui les pionniers d'une communauté sans équivalent dans l'histoire des Etats-Unis. Mikey avait donc choisi la vie. Il ira grossir les rangs des manifestations pour les droits civils et les foules joyeuses de l'Elephant Walk. Dans le Castro District, Mikey trouva la liberté, le sentiment d'être enfin arrivé chez lui. Enfin, tout semblait possible. Il ne se battait plus contre lui-même. Le sexe était un acte d'affirmation de soi, mais en ces années 70 bien plus puritaines qu'on ne le pense, le sexe était surtout un acte de rébellion, de lutte politique contre les normes de l’Amérique bien-pensante. Un nouvel univers de possibles s'était ouvert au jeune homme. Il m'avoua avoir été très populaire et cela ne me surprit pas.

Loin de sa famille et sa petite campagne ensommeillée, Mikey avait trouvé une nouvelle famille. Ces années 70 était une période d'optimisme, d'exploration de soi. Quand il parle du Castro, les yeux de Mikey se mouillent. On allait pas au Castro pour faire fortune, ou se faire un nom. On allait au Castro pour se trouver. Des milliers de jeunes hommes y migraient à la recherche de leur identité. Et elle était inscrite partout dans ses rues, sur ses murs, dans ses bains. Son visage s'éclaire en pensant à ces folles années, à la liberté trouvée et aux amis, surtout aux amis. Je hochais doucement la tête, tout cela semblait appartenir à un passé mythique, mais en même temps si proche de moi, si familier, si réel.

Puis vers 1978, un étrange mal s'abattit sur le Castro. Mikey me dit que son ami, Tristan tomba soudain malade, de grosses taches mauves et noirs parsemaient son corps. Son visage était émacié, ses fesses plates. Il perdait du poids à une vitesse effroyable. Et son beau physique viril  avait laissé place à un corps chétif décharné, couvert de plaques. Puis vint le tour de David, une pneumonie, trois jours plus tard, il perdit la vie. Autour de Mikey, le monde s'effondrait. Le voisin, le collègue, puis le professeur, le vendeur, le postier, tous, jeunes et vieux, furent happés par un mal mystérieux, le "cancer gay", disaient-il.

Le premier cas de VIH apparut à San Fransisco en 1976, trois ans plus tard 10% du peuple du Castro était infecté, cinq ans plus tard, ils étaient 30%, 10 ans plus tard, près d'un homosexuel sur deux du Castro était infecté. C'était l'hécatombe. La fin de la jeunesse et de l'insouciance.

Mikey étouffe avec peine un sanglot. Il énumère de sa voix douce le nom de ceux qui étaient partis. Les rues du Castro si gaies, si colorées, étaient maintenant hantées de silhouettes spectrales, de cannes, de chaises roulantes, de visages rongés par la maladie, de corps malades tout droit sortis d'un camp de concentration. L'Amérique se déchaîna alors contre ces pestiférés, mit au ban de la société une communauté déjà fragilisée par des années de stigmatisation. On parlait alors de mise en quarantaine des homosexuels, de boucler le Castro, de tests de VIH obligatoires, de fermeture des bars et boîtes de nuit, de colère divine, de Sodome et Gomorrhe.

Mais la riposte ne se fit pas attendre. On se mobilise, on se bat. Et surtout, Mikey insiste, on se soutient, fort, très fort, on accompagne un inconnu vers la mort, on lui tient la mal, on soigne, on s'occupe des amis et on se bat pour un remède. C'est dans la colère contre le gouvernement, l'établissement médical, la société,qu'Act Up vit le jour. Mikey était là, parmi les fondateurs. C'est le Sida qui fonda la communauté Gay, lui donna ses structures. Le plus grand élan de solidarité de l'histoire naquit de l'épidémie. Peu de monde le savent. Mais au delà de l'Histoire, des milliers de petites histoires faites de courage et de tragédie sombrent dans l'oubli tous les jours.

Mikey est séropositif depuis plus de trente ans. Tous ses amis sont morts. Il porte dans sa chair l'histoire d'une ville, d'une communauté, d'une famille. Il parle de ceux qui ne sont plus et pleure. Puis me voyant en larmes, il me prend dans ses bras et me console. Il est comme ça Mikey, vulnérable et puissant.




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